LA THESE IMPOSSIBLE
1-
Ca sest passé. Un soir de ces journées ectoplasmiques, où elle flotte, agrippée au fauteuil de son ordinateur comme au seul point fixe de son immense appartement exigu. Un soir de ces journées infinies, où tous ces grands auteurs qui ne sont pas elle parlent dans ses yeux et écrivent dans ses oreilles. Un soir de ces journées errantes où tout est loin delle : un instrument de musique là-bas, tout là-bas, dans la chambre, et qui se gonfle de silence ; de la terre de modelage là-bas, tout là-bas dans lentrée, et qui saplatit de froid ; un stylo là-bas, tout là-bas sur cette table juste devant elle, et qui sèche de peur ; et elle, là-bas, tout là-bas dans le vide, et qui étouffe dhorreur.
Ca sest passé. Au coucher du soleil, quand lobscurité recouvre le néant de ses jours et pave le chemin du néant de ses nuits. Quand elle rampe jusquà son lit et trouve la force de sagenouiller et de joindre les mains. Quand avant de sendormir elle peut encore dire mon Dieu, oh mon Dieu.
Ainsi de ce soir-là où elle a pu dire mon Dieu, oh mon Dieu. Et où elle a continué : « Mon Dieu, oh mon Dieu, je ne crée pas. Je ne crée pas. Se peut-il que je ne crée pas ? Se peut-il que je sois la femme dun créateur et que je ne crée pas ? Se peut-il que je sois la femme dun créateur ? Mon Dieu, oh mon Dieu. Une femme peut-elle seulement créer ? Et comment une femme peut-elle créer ? »
Ces questions revenaient la hanter, qui étaient nées dans un sourire dhomme. Elle lentend encore, devant quelques unes de ses peintures achevées, lui faire part de son insatiable besoin de les « projeter au dehors ».Comme elle revoit son poing droit appuyer lexpression dun long geste élancé au devant de ses hanches. Il éjacule ! Voilà ce quelle sest dit alors. Et léjaculation lui est progressivement apparue comme le paradigme de lélan créatif : le sien, cest-à-dire aussi celui dun homme, puis celui dun trait de sexualité de tous les hommes. Quelle était donc sa façon à elle de créer, sa façon de femme ? Et autour de quel trait spécifique de sa sexualité pourrait-elle lorganiser ? Elle a tenté en vain de répondre. Et puis elle a oublié.
Ainsi de ce soir-là où ces questions lui sont revenues. « Mon Dieu, oh mon Dieu. Une femme peut-elle seulement créer ? Et comment une femme peut-elle créer ? Et puis, à la fin, quest-ce que créer ? » Et cest là que ça sest passé. Elle sest relevée et dirigée sur un sol ferme jusquà la bibliothèque, pour en extraire péniblement le lourd dictionnaire des noms communs : action, bouillabaisse, crever… non, cest avant ! credo, ah, voilà, créer. Créer : tirer du néant ; donner lêtre, lexistence, la vie. Elle qui ne saurait éjaculer, il fallait donc quelle accouche !
Voilà comment, pour la première fois depuis des mois, elle na pas dormi de la nuit. Voilà comment ça a commencé. Voilà comment. Ca sest passé. Un de ces soirs à laube de ses trente ans.
2-
Voilà comment son désir de créer est devenu nécessité daccoucher. Alors, quest-ce quaccoucher ?
Elle a accouché, une fois. Dun petit humain. Il fallait quelle pousse, et pousse hors delle quelque chose quun homme avait déposée en elle, longtemps avant, et qui avait grandi et qui voulait sortir. Or, sil en est de la création comme dune grossesse, il faut dabord quelle apprenne la patience. Elle voudrait tant parler déjà de thèse impossible. Mais elle doit encore les retenir et attendre que sa lente germination pousse jusquau dehors delle. Exactement comme cette idée de la femme créatrice quun sourire dhomme avait mise dans son esprit, quelle avait oubliée, et qui se déroule maintenant dans un tapis de mots.
Elle a accouché, une fois. Dun petit humain. Mais elle ne la pas senti. Ni lhomme qui ly avait déposé longtemps avant. Elle flottait au-dessus du lit. Et de la table daccouchement. Elle flottait au-dessus de son sexe. Or, sil en est de la création comme dune grossesse, il faut encore et résolument quelle apprenne son sexe.
3-
Apprendre son sexe. Dieu, quelle expression ! Si elle parvient à se loger en son centre, si son cyclone ne la divise pas, dans tous les sens, alors se construira peut-être une autre marche dans son sol en gestation.
Car apprendre son sexe, cest justement dabord tenter de raccrocher à son ventre : ses yeux, ses oreilles, son nez, sa langue et toute sa peau, pour que tout ce quils éprouvent sécoule par ce canal. Ce seul canal. Cest en finir avec un cerveau lent, à des années lumières du corps, et ne tenant plus quà un fil de vie. Cest sunir, non plus contre mais bien avec. Avec lui, le créateur, son créateur, son amour créateur.
Mais apprendre son sexe, nest-ce pas aussi chercher comment les autres femmes affrontent ces questions-là ? Ces Simone et ces Françoise créatrices, comment avaient-elles approché leur sexe ? Et quels hommes avaient attendu derrière elles, sil y avait seulement eu des hommes ? Et ces Hannah, Camille, Lou et autre Simone, dont on dit quelles ont aimé ou ont été aimées des créateurs, comment ont-elles inspiré et puisé tant de force créatrice ? Et pourquoi ne lui vient-il pas dautres noms de femmes ?
« La création au féminin, essai dune théorie sexuée de lélan créatif ». Tel aurait pu être alors le sujet de sa thèse. Elle ne sait pas vraiment en combien de parties elle laurait divisée, ni quel en aurait été lenjeu théorique fondamental. Mais elle simagine jeter fièrement son tome au titre reluisant sur une table poussiéreuse de jury… jury de quelle chair, au fait ? Lettres modernes, philosophie, psychologie, ou pourquoi pas sciences politiques ?Oui, mais voilà : elle na pas de parties, ni de gros tome à jeter sur une table. Tout comme elle ne veut pas se diviser, ni appartenir à dautre chair. Car voilà : son enjeu fondamental ne peut pas être théorique. Car voilà : elle nécrira jamais de thèse.
4-
Elle nécrira jamais de thèse. A cause de sa peur des hommes. Or, la Connaissance est un homme. Un homme daffaires, qui produit des concepts pour les vendre ; un trafiquant didées, qui quantifie la vérité pour séduire, un usurpateur des morts qui sappelle penseur de son vivant. Et un homme violent, qui lui entre brutalement dans la tête ; un psychopathe qui dissèque froidement la pensée de son origine, la taille comme une balle de révolver pour la lui tirer en plein front ; bref, un menteur criminel, qui ne dit rien de la difficulté et de la peur de connaître.
Elle nécrira jamais de thèse. A cause de son amour pour un homme. Un homme sans affaires, qui lui a dit « suis-moi ». Alors, avant dêtre elle, elle a été lui. Avec lui, elle a enterré ses diplômes et ses vêtements dans les sous-sols du passé. Avec lui, elle sest couchée des années, dans une nudité patiente, jusquà ce que les cris et les larmes lavent une à une ses peaux sociales. Jusquau vif de la gratuité. Jusquà nêtre plus que posthume. Aujourdhui, ce quelle sait ne doit plus rien à la marâtre Connaissance. Aujourdhui, sa connaissance a reconquis son origine pour être enfin et seulement : naissance avec. Avec lui.
5-
Elle nécrira jamais quune thèse impossible. Unèse impossible à soutenir devant des contemporains cynocéphales, consuméristes et consensuels, qui dévorent les conclusions comme des cacahuètes. Tandis que son écriture fertile ne peut accoucher que de chemin et de cheminement gémellaires, aux résultats indissociables de leur recherche gestative. Tandis que son écriture saline ne peut censurer que ce quelle na pas écrit avec le sang.
Elle nécrira jamais quune thèse impossible. Unèse impossible à comprendre pour ceux qui nont jamais aimé. Les livres, que lont croyait définitivement fermés. Un homme, que lon croyait perdu.
Elle nécrira jamais quune thèse impossible. Unèse impossible à aimer pour ceux qui ne peuvent pas comprendre. Quil sagit bien plus que dune thèse. Car voici une déclaration damour, une déclaration damour créatrice. Quand la création et lamour se conjuguent ensemble au féminin. Une déclaration damour prophétique. Quand le seul élan damour parvient à entremêler les destinées dun homme et dune femme qui commencent à créer à celles des plus grands autres créateurs et créatrices. Une déclaration damour poétique pour « Que tout ce quon entend, lon voit ou lon respire, / Tout dise : ils ont aimé ».
6-
Voici ce quelle écrit, depuis que ça sest passé. Voici ce quelle crée, depuis quelle sent, quun homme laime, quun homme laime parce quelle crée et qualors elle crée pour quil laime.
Ainsi, cest sa liberté quelle crée, en la renversant. Car cest cela quelle voudrait quil lise quand il reviendra auprès delle se reposer de ses propres créations. Et son attente, et toute la force créatrice quelle déploie pour donner du sens à cette attente. Tout comme cest cela quelle voudrait quon lise quand on cherchera à comprendre sa liberté, quand on découvrira que sil avait jamais eu de femme, cétait dabord aussi et nécessairement une femme libre.
BIOLOGIE
Il y en a cinq.
La première se glisse à l’arrière de l’âge de raison, quand le revêtement imperméable de la chaussée et l’os du crâne négocient un rhabillage amnésique. Il n’y a plus alors qu’à regarder le ciel et laisser les souvenirs s’écouler par l’anfractuosité enfantine. Mais la froide médecine, saturée de lumière artificielle et radiographique, voleuse d’intimité cérébrale, exhibe la faille aux quatre et mille yeux adultes, ravis, pour les uns d’y engouffrer leur propre enfance, pour les autres d’y enfoncer leur propre souffrance.
Alors il y en a d’autres. Plus discrètes et plus visibles. La seconde emprunte ses traits à cette petite fille qu’on oblige à jouer aux dames : la puberté. Et à la racine de la puberté, le pus. Passé sur le devant de la tête, quelque chose fait désormais des saillies à la surface de la peau. Le petit rire vert de la sanie défie l’oubli ongulé de presser le bouton signal de larme vide.
La troisième descend dans le creux du ventre. Et pousse, pousse la peau jusqu’à y faire grimper des racines nauséeuses, frêles mains violacées aux longs doigts décharnés. La seule obscénité de leur nom tend à raviver une géographie meurtrie. Quelque chose là encore demande à sortir et pousser, poussez madame ! Qu’une autre tête signe d’une autre déchirure le passage ! Mais dans un autre sens. L’éternel retour frappe d’allégeance le regard et le corps. Ainsi leurs traces sont celles de sa roue.
Et la quatrième recommence quand même, et autre, à l’arrière du crâne. Le nom du père déraciné tombe par mèches, pour que respirent les aires laiteuses d’innocence, pâles cuirs en jachère adjugés alopéciques par des blouses blanches. Alopécie ? Thérapeute de la tête au bout du fil ? Veux cheveux ! Qu’ils poussent le long des espoirs, et repoussent la peur du rien le long des hanches !
La cinquième sacrifie une ascension néolithique. Et la roue tourne la pierre de métal acéré, agit la peur sublime, scarifie le sein flou. La main stérile répond au sinistre appel du trait, pour toujours plus concentrer la cochenille emmurée. Jusqu’à ce que le verre l’empoigne et stigmatise sa veule soie. Jusqu’à ce que le verre enseigne et cristallise une autre voie.
Il y en a cinq.
Cinq marques coruscantes sur la chair assaillie, pour que celle-ci puisse accoucher. Cinq indices percés sur la peau inventaire, pour que celle-ci puisse parler. Cinq traces de sens sur la main épuisée, pour que celle-ci puisse jaillir. Et que se feutrent les rasoirs ! Et que s’encre le sang !